102.
Thomas More Elliot avait les paumes sèches et froides. Il réprima un tic nerveux qui commençait à palpiter dans sa gorge.
Il se décida enfin à sortir de la longue limousine bleu foncé. L’air était glacé. Des arbres morts se détachaient sur l’horizon gris et on entendait au loin tirer des chasseurs.
Il se retourna et emprunta un escalier en pierre qui aboutissait à la grande porte d’entrée à deux battants d’une imposante maison de campagne de trente pièces. Il s’immobilisa en haut des marches, prit une profonde inspiration.
Une fois entré, il constata que le gigantesque hall était surchauffé. Il sentit un filet de sueur couler le long de son col, aussi subrepticement qu’un insecte.
Ses pas résonnèrent sur le marbre quand il traversa le vestibule pour se diriger vers un grand escalier en courbe qui menait aux étages supérieurs. Elliot n’aimait pas cette maison. Sa taille mais surtout son histoire : tout ici le mettait mal à l’aise.
Lorsqu’il atteignit le palier, il se trouva face à une porte en noyer richement sculptée. Des années d’un entretien minutieux l’avaient rendue brillante au point qu’il voyait son reflet flou dans le bois.
Il ouvrit la porte et entra.
Un groupe d’hommes autour d’une longue table en chêne verni.
La plupart d’entre eux portaient des costumes sombres. Certains, dont le général Lucas Thompson, étaient des commandants de l’armée ou de la marine en retraite. D’autres étaient à la tête de grandes sociétés multinationales. D’autres encore étaient d’influents banquiers, des propriétaires de chaînes de télévision ou de journaux.
L’homme qui siégeait au bout de la table, un amiral en retraite dont le crâne chauve luisait, fit un signe de la main au vice-président.
— Prenez place, Thomas. Asseyez-vous, je vous en prie.
Le vice-président s’exécuta.
L’amiral sourit. Ce n’était pas une expression d’allégresse. Le silence se fit aussitôt dans la pièce.
— Il y a un an, commença l’amiral, nous étions assemblés ici même. Nous étions ce jour-là dans des dispositions d’esprit plutôt fébriles…
Quelques rires discrets et suffisants s’élevèrent poliment et se propagèrent autour de la table.
— Nous avions discuté, ainsi que nous nous en souvenons indubitablement tous, du problème posé par le projet connu sous le nom de « Mardi rouge », le complot ourdi à Tripoli par les pays producteurs de pétrole… Le débat avait été relativement passionné, ce jour-là…
L’amiral sourit. Elliot se dit qu’il ressemblait à un proviseur arrogant d’école privée le jour de la remise des prix.
— Nous étions alors parvenus – à l’unanimité – à la décision de mettre sur pied ce que nous avons appelé l’opération Green Band. Il me semble d’ailleurs me rappeler que c’est moi-même qui avais suggéré ce nom…
Un oiseau apparut dans l’encadrement d’une des fenêtres ; un petit moineau triste, qui jeta un bref coup d’œil à l’intérieur de la pièce en sautillant avant de s’envoler dans la lumière de fin d’après-midi.
L’amiral poursuivit, des accents moralisateurs dans la voix :
— Nous voilà aujourd’hui réunis pour prendre acte du succès de l’opération paramilitaire intitulée Green Band. Nous avons créé une panique temporaire du système économique. Une panique que nous avons été en mesure de contrôler. Nous avons contrecarré le complot terroriste « Mardi rouge ». On retrouvera le cadavre de Jimmy Hoffa[27] bien avant celui de François Monserrat… Et avec la destruction de Green Band et la mort de notre éphémère associé, le colonel Hudson, le dossier va se refermer sur cet épisode fâcheux de notre histoire… Tout est donc pour le mieux.
Elliot s’agita sur sa chaise. L’atmosphère dans la grande salle changeait imperceptiblement, les hommes commençaient à se détendre – avec retenue, calme et infiniment de classe, bien évidemment.
— Dans environ deux semaines, reprit l’amiral, Justin Kearney démissionnera tragiquement de la présidence… On se rappellera principalement de lui comme le dindon de la farce de cette quasi-catastrophe économique… Le plus important restant cependant que… (tous les yeux se posèrent alors sur le vice-président)… notre ami ici présent, le vice-président Thomas Elliot, accède à la charge ainsi libérée…
Des applaudissements retentirent. Elliot promena son regard sur les onze hommes attablés dans la pièce. En le comptant lui, ils étaient au nombre de douze.
— Tout à l’heure, fit l’amiral, on nous servira du Champagne et des cigares. Pour le moment, Thomas, toutes mes félicitations… Ainsi, du reste, qu’à vous tous ici présents… (L’espace d’un instant, l’amiral afficha une expression songeuse, avant de poursuivre :) Dans quelques semaines, et, ce, pour la première fois, l’un de nous occupera la fonction suprême de ce pays. Ce qui signifie que nous jouirons d’une autorité plus forte et plus assise que jamais dans le passé… (il contempla les poils blancs sur ses mains.) Ce qui implique que nous n’aurons plus à en découdre avec un président dont les opinions différeraient des nôtres… Avec quelqu’un qui s’imaginerait que son pouvoir ne dépend pas exclusivement de nous.
Thomas More Elliot fixait distraitement la lumière grise, de l’autre côté de la fenêtre. Ses yeux pâles clignèrent deux fois.
Il se passa la langue sur les lèvres, qui étaient devenues sèches. Quand il ouvrit la bouche, il avait la gorge irritée.
Il avait conscience que ce qu’il s’apprêtait à dire allait singulièrement saper l’ambiance. Mais il ne pouvait en être autrement. Même si cette perspective lui déplaisait, il fallait bien que quelqu’un annonçât la nouvelle.
— J’ai eu nos contacts de New York au téléphone…
Onze têtes pivotèrent vers lui.
— Un dénommé Archer Carroll est en garde à vue là-bas.
Le silence se fit dans la pièce.
— D’après les informations qui m’ont été communiquées, il parle… Il raconte son histoire à qui veut l’entendre… Et les représentants des médias se montrent extrêmement attentifs…
Long silence funeste.
Thomas More Elliot but une gorgée d’eau tiède.
— Que sait-il ? finit par demander l’amiral.
— Tout, répondit le vice-président.